Histoire liégeoise d'une alternative

Ceci est le passé. C'est notre histoire et ce n'est pas figée dans le temps. Pour connaître le présent de nos structures, nous vous invitons à visiter les sites web de chacune d'entre elles.

En 1984, démarre le projet de Revers asbl sur une portion du territoire de la ville de Liège. L’objectif est de tenter une expérience analogue à celle qui a permis à la ville de Trieste de voir son système psychiatrique repensé et modifié dans sa globalité. Au contraire du processus de Trieste, qui a démarré au sein de l’hôpital psychiatrique, l’initiative de Revers asbl s’est développée à partir du milieu de vie. Cette différence essentielle est caractéristique de la situation belge de l’époque où la plupart des initiatives pour implanter des services dans le milieu de vie sont nées en dehors de l’hospitalier.

Revers asbl s’est installée dans le quartier nord de Liège. Le choix de ce quartier populaire est lié à l’opportunité donnée par la ville de Liège de mettre un bâtiment à rénover à disposition de l’asbl. Celui-ci servira de base à Revers asbl pour développer son premier service, le Siajef. Au début, la portée de son action fut limitée à un territoire de 17000 habitants. Cette dimension donne la possibilité aux usagers de se déplacer aisément vers la maison du Siajef ou aux intervenants de se rendre au domicile des personnes suivies. La délimitation locale permet aussi une meilleure connaissance des ressources et des associations du quartier et d’interagir avec elles.

Le Siajef

Un des vecteurs de la rencontre entre le Siajef et les usagers du service est la souffrance que ces personnes expriment. L’équipe du Siajef s’efforce de maintenir cette rencontre ouverte. Elle aborde les personnes dans le contexte de leur vie quotidienne. Elle accueille la souffrance et cherche à la comprendre tout en veillant à adjoindre d’autres dimensions dans la rencontre. En ce sens, les soins débordent le traitement de la maladie. Ils s’ouvrent à une approche plus globale qui porte sur le rétablissement, c’est-à-dire qui permette aux personnes de mener une vie dont elles éprouvent le sens et dans laquelle elles peuvent avoir des rôles sociaux qui ont de la valeur à leurs yeux et à ceux de l’entourage.

En sachant qu’il n’existe pas de solution toute faite aux souffrances, le Siajef se propose de chercher un certain nombre d’éléments susceptibles d’apporter un mieux-être avec les usagers mais aussi avec d’autres acteurs qui leurs sont familiers (famille, médecin, entourage, …). Ces derniers peuvent aussi souffrir de la situation, comme c’est souvent le cas des familles.

Un des vecteurs du projet a été de créer des conditions pour que l’équipe soit suffisamment ouverte aux différents aspects de l’existence des usagers et puisse, pour chacun, rencontrer leurs réalités spécifiques. Chaque travailleur doit pouvoir développer avec chaque usager une relation à la fois singulière et ouverte à l’ensemble de sa situation. L’équipe ne s’est pas organisée en fonction de titres tels « éducateur », « assistant social », « psychologue », … afin d’ouvrir la rencontre à différentes dimensions de l’existence plutôt que de se replier sur le travail qu’impliquerait son statut. Cet abandon du statut participe aussi à une ambiance où la recherche de relations égalitaires a du sens pour favoriser des rencontres où les professionnels, quelles que soient leurs expertises, ne dominent pas la relation.

La considération pour les conditions de vie réelles est également favorisée par le fait que le Siajef est constitué d’une équipe mobile. Elle se rend sur les lieux de vie des usagers et de leurs entourages. Elle accompagne dans la vie quotidienne, pour faire les courses, l’entretien du logement. Il y a toujours eu beaucoup de négociations avec les voisins, les propriétaires, peu habitués à voir « ces gens-là » à côté de chez eux et qui ne pensaient pas qu’il était possible de les soutenir à domicile.

Le bâtiment, quant à lui, servait avant tout de lieu d’accueil. Les usagers étaient désormais moins seuls, ils pouvaient se rencontrer et sentir la présence d’interlocuteurs. En termes d’accueil, le Siajef recherchait des espaces diversifiés dans le milieu de vie. Ce n’était pas facile car ces espaces « d’accueil » n’étaient pas nombreux. L’histoire de l’atelier peinture est significative. Insérer des usagers dans les ateliers créatifs du quartier n’a pas été possible pour de multiples raisons : d’une part, les usagers souffraient de la stigmatisation et d’une forme de discrimination et, d’autre part, ces mêmes usagers n’étaient pas prêts à participer à ces ateliers (manque d’hygiène, trop bruyants…). C’est pourquoi le Siajef créa son propre atelier d’expression plastique en 1990 dans un esprit d’ouverture sur le quartier. Il était co-animé par un travailleur du Siajef avec une formation artistique et un artiste – peintre habitant un peu plus loin dans la même rue. Il arrivait que les usagers participant à l’atelier amènent quelques personnes de leur entourage et parfois même des enfants du quartier. En mettant en place ces espaces, l’important était de développer des styles d’accueil différents qui permettaient de faire varier les circonstances des échanges. Ce bâtiment a vu se développer des ateliers de toutes sortes : club de rencontre, gestion d’un bar, groupe de femmes… Il a fallu installer une sorte de climat favorisant la prise d’initiative et des ambiances assez diversifiées pour que chacun puisse trouver une place.

Au-delà de l’accueil, un autre défi était de créer des activités de groupe. Il était évident que les gens étaient isolés. On cherchait des moyens pour les mettre ensemble. L’ambiance dans la salle d’accueil n’était pas toujours très conviviale. La fumée bleue des cigarettes alourdissait l’air de la pièce. On s’ennuyait. Parfois aussi, les échanges tournaient en disputes, voire en bagarres. Bien que les contacts étaient faits d’écoute et de respect, cette salle d’accueil respirait aussi la misère. Les activités qui s’y organisaient permettaient un peu de mouvement. Les gens devaient se parler différemment pour gérer les choses, s’aborder autrement que par leurs plaintes et leurs problèmes.

Certaines des activités de groupe prirent un tour plus organisé. Elles en venaient même à mimer des activités professionnelles avec un « contrat » pour les participants, un « horaire de travail », une redistribution des quelques bénéfices… C’est ainsi qu’un atelier de sous-traitance de distribution de journaux toutes-boîtes sera lancé par un usager en 1990. Cette activité permettait aux usagers de s’organiser collectivement et de prendre des responsabilités. Il est aussi arrivé qu’aucun usager ne soit présent à l’atelier et que les travailleurs doivent assurer seuls et sans enthousiasme l’encartage et la distribution. Mais ce genre de situation a obligé les travailleurs à prendre en compte des réalités auxquelles ils n’étaient pas préparés à faire face en tant que « soignants », ce qui les a amenés, notamment, à se demander comment encourager la participation des usagers aux ateliers, comment mettre en place une structure qui favorise la responsabilisation et l’autonomie, ce qu’est un « collectif » intéressant ou quelles représentations les usagers pouvaient avoir du travail.

En 1993, le Siajef a déménagé dans un bâtiment au rez-de-chaussée duquel il a ouvert un restaurant ayant pignon sur rue : le Cheval Bleu. La clientèle, frileuse au début, se fit de plus en plus nombreuse et fidèle, dressant un tableau qu’il était difficile d’imaginer quelques années auparavant : des usagers côtoyant des clients, faisant ainsi tomber les barrières qui éloignaient les « malades » de la cité. Le Cheval Bleu proposait ainsi un autre espace d’accueil, différent de celui proposé au Siajef. L’ambiance y était moins miséreuse. Les gens y sont des clients et non des malades. L’espace est ouvert et mixte.

Alors que les activités se diversifient et s’organisent dans le courant des années 90, le café-restaurant le Cheval Bleu, l’atelier de rénovation de bâtiment et l’atelier de secrétariat-multimédia formeront progressivement une entité d’insertion socioprofessionnelle qui, par la suite, prendra le nom d’« Article 23 ». Les activités de groupe, de loisirs ou culturelles, formeront une autre entité, appelée plus tard « Revers ».

Le Siajef reprend alors uniquement la responsabilité du suivi médicopsychosocial.

Article 23 asbl

L’autonomisation d’Article 23 par rapport au Siajef est la résultante de plusieurs facteurs. Tout d’abord, l’insertion des usagers dans une activité productive était un vecteur souvent remarquable de transformation dont les ingrédients tenaient, entre autres, à la distance que ces ateliers installaient avec la manière habituelle dont les usagers définissaient leurs problèmes. Les usagers se construisaient en tournant le dos à la maladie mentale. Ils existaient dans le cadre d’une activité économique, ce qui constituait un espace complémentaire au champ d’aides et de soins du Siajef.

D’autre part, les ateliers d’Article 23 n’avaient pleinement leur sens qu’à partir du moment où ils déployaient une activité productive marchande. Les ateliers ont pris la forme de petites entreprises orientées vers des clients. C’est la participation à la production de biens et de services qui donnait de la valeur aux usagers. Article 23 s’est ainsi développé en s’appuyant sur des métiers – bâtiment, horeca, multimédia – qui ne pouvaient plus être encadrés par les travailleurs de l’équipe initiale du Siajef.

C’est en 2003 que le secteur socioprofessionnel est devenu une asbl autonome du nom d’Article 23, en référence à l’article 23 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme : « toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage ».

 

Revers

A la même époque, le secteur qui propose des ateliers socioculturels s’est autonomisé du Siajef. Il prend l’appellation de Revers en 2001. Les raisons qui ont poussé à cette autonomisation sont analogues à celles qui ont conduit à la mise en place d’Article 23. Jusque-là, les travailleurs du Siajef assumaient la plupart des animations du secteur socioculturel. Ils vivaient, dès lors, une double relation avec les usagers. La première était globale et portait sur l’aide et les soins. La seconde, dans les ateliers, était plus collective et décentrée des problèmes quotidiens. Cette situation avait l’avantage de permettre une expérience de circulation dans des contextes multiples et de découvrir, tant les usagers que les travailleurs, dans des relations et des ambiances différentes. L’option de l’autonomisation de Revers a permis de renforcer la distance entre les deux espaces. Revers s’est professionnalisé dans l’expression collective et culturelle, l’organisation d’activités de convivialité, des groupes d’éducation permanente et l’insertion sociale. Depuis lors, ces ateliers sont animés plus par des professionnels de la culture que des travailleurs du champ sociosanitaire en tant que tel.

 

Ainsi, au fil du temps, ont été mises sur pied une diversité d’institutions. La dynamique de leur création relève d’une démarche de désinstitutionnalisation : émanciper, autant que possible, les usagers des institutions d’aides et de soins de santé mentale. Pour une part, le développement de l’autonomie des usagers passe par un travail directement sur les lieux de vie, avec les personnes et associations de l’environnement familier. Par ailleurs, ce processus de désinstitutionnalisation se fait aussi en mettant sur pied des institutions nouvelles.

Celles-ci, si elles constituent un ensemble assez diversifié, sont des occasions pour les personnes en souffrance mentale de s’émanciper d’une définition limitée de leurs problèmes. Elles permettent de s’ouvrir à des dimensions nouvelles de leur existence et de les découvrir avec les autres. La circulation des usagers au sein de ces multiples institutions est une condition fondamentale pour qu’ils puissent éprouver le sens de ce qu’ils vivent et se construire leurs propres relations sociales et affectives.